La France et la Grande-Bretagne se livrent à un concours de bites sur la Manche
Des navires des deux pays s'affrontent sur les droits de pêche autour de l'île de Jersey, et c'est évidemment le Brexit qui est en cause.
Une toute petite île de la Manche est devenue pour ainsi dire la ligne de front d'une confrontation entre les puissances nucléaires du Royaume-Uni et de la France. Au cours des dernières 24 heures, deux navires de la marine britannique, le HMS Severn et le HMS Tamar, ont affronté deux patrouilleurs français dans les eaux entourant Saint-Hélier, la capitale de Jersey, après que les autorités françaises ont menacé de couper l'électricité de l'île et que les pêcheurs français ont annoncé qu'ils bloqueraient le port.
Le rythme des tambours de guerre des deux côtés est, sinon assourdissant, du moins aussi agaçant qu'un léger acouphène. Que se passe-t-il, exactement ? Va-t-on dépoussiérer mousquets et tricornes pour marcher sur Londres ?
Mais d'abord, où se trouve Jersey ?
L'île de Jersey, qui a donné son nom à l'État américain, est une dépendance autonome de la Couronne britannique. Concrètement, cela veut dire que Jersey, comme les autres dépendances de la Couronne que sont Guernesey et l'île de Man, ne fait pas techniquement partie du Royaume-Uni, mais n'est pas non plus un État souverain indépendant, même si elle possède sa propre législature. Jersey compte environ 100 000 habitants et se trouve juste au large des côtes du nord-ouest de la France.
Alors, pourquoi la Grande-Bretagne et la France y envoient-elles des navires de combat ?
Au cœur du litige se trouve, vous l'aurez deviné, le poisson. Depuis 200 ans, et avec de nombreuses révisions depuis, les droits de pêche autour des îles Anglo-Normandes étaient régis par un accord connu sous le nom de Traité de la Baie de Granville, qui définissait les règles concernant les personnes autorisées à pêcher, la quantité que chaque navire est autorisé à prendre, etc.
Le traité a expiré à la fin de l'année dernière après la fin de la période de transition du Brexit, pendant laquelle le Royaume-Uni était toujours soumis aux règles de l'Union européenne. Et la semaine dernière, le gouvernement de Jersey a introduit un nouveau régime de licences pour les bateaux français.
Le problème, selon les pêcheurs français, est que les nouvelles licences sont beaucoup plus restrictives que sous le régime précédent, le nombre de jours de pêche ayant été réduit et d'autres conditions punitives ayant été imposées. D'où cette protestation pour le moins spectaculaire.
Bien sûr, cela a à voir avec le Brexit. Tout au long des négociations de sortie, la pêche a été un sujet de discorde constant entre la Grande-Bretagne et l'UE. Bien que l'industrie de la pêche britannique soit petite, elle revêt une importance culturelle démesurée. Il en va de même pour la France, aussi les politiciens des deux côtés ne veulent pas être perçus comme concédant quoi que ce soit sur la pêche.
En fait, lorsque l'accord commercial post-Brexit a été négocié jusqu'à la fin de l'année dernière, la pêche était l'une des dernières questions à résoudre. En fin de compte, l'accord final sur la pêche était assez complexe, et les deux parties ont accepté de continuer à autoriser les flottes de pêche de l'UE à se rendre dans les eaux britanniques. Mais la balance penche davantage en faveur des pêcheurs britanniques, la Grande-Bretagne étant libre d'interdire tous les navires de pêche de l'UE à partir de 2026. L'accord engage également les deux parties à renégocier les quotas chaque année.
La bonne nouvelle pour les amateurs de drame naval, c’est qu'il est fort possible que des situations similaires se reproduisent à l'avenir.
La Grande-Bretagne est-elle la seule à être en tort dans cette histoire ?
Il est très tentant de penser que la Grande-Bretagne est tout bonnement ridicule à ce sujet, surtout si l'on en juge par la couverture qu'en font les journaux britanniques, qui n'est pas vraiment pondérée. Un représentant du gouvernement britannique aurait par ailleurs déclaré que le président Macron avait l’air d’avoir une « petite bite ».
Mais la France aussi en fait des caisses. La ministre de la Mer, Annick Girardin, a fait savoir
Quel est le but de tout cela ? Va-t-on vraiment entrer en guerre pour du poisson ?
On pourrait penser que non, mais bizarrement, c'est déjà arrivé. Au XXe siècle, la Grande-Bretagne s'est retrouvée mêlée à un certain nombre de conflits internationaux concernant les droits de pêche avec son adversaire le plus redoutable, l'Islande.
Le conflit a atteint son apogée dans les années 1970 lors des « guerres de la morue », au cours desquelles la Royal Navy a déployé des dizaines de navires pour protéger la flotte de pêche britannique, tandis que des avions à réaction survolaient la mer du Nord pour repérer les navires islandais. Il y a également eu des affrontements directs entre navires, avec jets de projectiles et échanges d'insultes.
Il y a même eu une victime : au cours d'une bagarre, un ingénieur islandais est mort électrocuté. La question de savoir si l'on peut réellement qualifier cette situation de « guerre » est toutefois sujette à controverse et les spécialistes des relations internationales en débattent depuis longtemps, car les guerres de la morue semblent enfreindre une loi d'airain dans ce domaine : les démocraties ne se font pas la guerre entre elles. C'est aussi pour cela que le blocus de Saint-Hélier n'est pas exactement la crise des missiles de Cuba.
Donc, si j’ai bien compris, il n’y a pas vraiment de guerre ?
Pas vraiment, non. La bonne nouvelle est qu'à moins que quelque chose ne tourne mal, les armes resteront silencieuses. Cette diplomatie de la canonnière n’est ni plus ni moins qu’un concours de bites et une démonstration de force.
Mais l'escalade reste possible. Girardin, la pirate, a menacé de couper l'électricité de Jersey, qui dépend à 90 % de la France de ce côté-là. Ce serait une décision vraiment dramatique, qui risquerait de nuire aux habitants de Jersey.
Quoi qu'il en soit, il est dans l'intérêt de la France et de la Grande-Bretagne de résoudre rapidement ce conflit. Entre le Covid, la Russie, la Chine et j’en passe, les deux pays ont d'autres chats à fouetter.
Thierry