24 heures à bord du "Belgica"Sophie Devillers - Publié le mercredi 03 décembre 2014 à 17h49 - Mis à jour le jeudi 04 décembre 2014 à 17h21
Planète Sciences Le "Belgica" est le navire océanographique belge, mis à la disposition de centaines de scientifiques chaque année. Mais ce vénérable bateau est en fin de vie. Et le nouveau gouvernement rechigne à le remplacer.
Carnet de bord d’une journée.
Lundi 24 novembre, 10 heures. Sur un quai de la base marine de Zeebrugge, parmi les navires grisés de l’armée belge se détache le blanc du Belgica. C’est le navire océanographique de l’Etat belge, qui, avec sa tour hérissée d’antennes et son drapeau qui flotte au vent venu du large, s’apprête à partir en mer pour une semaine d’expériences scientifiques. Sur le quai, une équipe d’hommes en gilet fluo se prépare à charger sur le pont une étrange ogive argentée pourvue de deux grandes oreilles rougeâtres. Ce sonar, c’est l’instrument principal de la mission de la semaine. L’objectif : observer les fonds marins belges pour en dresser une cartographie précise.
11 h 30.
"A nous la mer !" Dans sa chemise grise garnie d’épaulettes dorées, le commandant Luc Van Tricht annonce le signal du départ. Mais avant de quitter le port, il y a encore la "réunion technique". Réunis en cercle juste à côté du poste de navigation : des gradés en chemise galonnée, des marins en chandail bleu, et les scientifiques, en veste polaire et grosses chaussures. Ce rassemblement a priori hétéroclite, c’est le concept même du "Belgica", un navire - ne dites pas "bateau", c’est trop "civil" - dont l’équipage dépend de la Défense belge, mais mis à la disposition des scientifiques belges ou étrangers qui souhaitent mener des expériences en mer.
"Le programme sera très dense, cette semaine", avertit Sonia Papili, la chef scientifique de la mission et géologue marine attachée à la Défense.
J’espère donc que le temps restera bon jusqu’à vendredi." Pour l’instant, en tous cas, le vent est calme, le ciel dégagé et les températures clémentes.
11 h 45. Cette fois-ci, la passerelle est levée et le vaisseau quitte lentement le port de Zeebrugge. Rudi, en pull-over et bonnet bleu marine, s’est placé sur le pont avant du bateau, et guide son collègue resté au gouvernail :
"Vingt degrés à bâbord, trente à tribord." "Là, je suis le cap, explique le marin, en désignant le compas fixé au pont.
Mais je fais aussi une partie à l’œil nu !" Le bateau de 51 mètres de long traverse un paysage hérissé de grue et de containers, pour rejoindre le large. Et, oui ça tangue… Difficile de s’habituer à marcher sur ce sol inconstant. Et de conserver un estomac impassible…
"Même les marins peuvent avoir le mal de mer durant les premières heures," rassure un "gradé".
"Moi, ça ne rate pas, à tous les coups, je suis malade, avoue Sonia Papili, alors là je me couche, et vous ne voyez plus. Je me demande ce que je fais là ! Mais un temps comme aujourd’hui, pour moi, c’est parfait."14 heures 45. Perché sur la vigie, partie la plus élevée du bateau, un matelot hisse à l’aide d’un treuil le sonar aux grandes oreilles au-dessus de la mer, avant de le plonger dans les flots. Cela fait office d’appel au travail, pour les scientifiques. Marc Roche est, lui, déjà installé aux ordinateurs, à l’intérieur, dans le "carré". Son objectif est de cartographier les fonds marins, grâce à un autre sonar, placé sous la coque du bateau. Ce géologue au SPF Economie s’intéresse aux bancs de sable, très nombreux dans cette partie de la mer, et aux effets sur ceux-ci de l’extraction du sable à destination de l’industrie ou pour (re) constituer des plages sur la Côte. Cette exploitation ne peut en effet pas faire descendre la couche de sable sous un niveau bien précis.
"C’est un principe de précaution. Les bancs de sable sont comme une barrière contre l’érosion. C’est un modérateur naturel de l’énergie de la houle près de la Côte." Sonia Papili, elle, reçoit les informations via un autre ordinateur, dans un container installé sur le pont. Elle étudie avec attention le fonds de la mer et les mouvements du sable, afin de faciliter la recherche de mines, éparpillées dans la mer par les deux guerres mondiales. L’après-midi des scientifiques sera consacré aux tests des sondeurs afin de s’assurer que les mesures sont exactes.
16 heures. Le bateau, lui, continue à vivre. Sur le pont inférieur, tandis qu’un de ses collègues passe l’aspirateur dans le couloir, Geoffrey, nettoie les toilettes. "A bord, chacun a sa tâche. Moi, j’ai reçu celle-ci car je suis un des plus jeunes. Plus vous vieillissez, plus le job est cool !" rigole-t-il, tuyau à la main. Dans sa cabine, le commandant Van Tricht prépare le programme des campagnes. Via son ordinateur et le Wi-fi, il est en contact avec ses collègues restés à terre. Le commandant circule aussi sur son navire, où la maintenance technique doit être réalisée en permanence. Dans la salle des machines, c’est un embrouillamini de tuyaux et de vannes de toutes tailles, certains bien rouillés, qui travaillent dans un tel bruit qu’il est impossible d’y entrer sans protège-oreilles. Le bateau a trente ans. Fort vieux, surtout pour un navire qui n’a pas bénéficié de l’habituel entretien approfondi à mi-vie. "Le problème, c’est que pas mal de système sont devenus obsolètes. Les pièces de rechange sont devenues rares et difficiles à trouver. Cela met du temps. Et il peut y avoir une panne pour tout : moteur, génératrice, vannes, tuyau, simples vis…" soupire-t-il, désignant du bras la salle des machines. Il était toutefois question de construire un nouveau bateau. Le gouvernement fédéral estimait que c’était la meilleure solution. C’était avant les élections. "A présent, dans la note de politique, le nouveau gouvernement parle de leasing… On louerait un bateau. C’est dommage qu’il n’y a pas plus de soutien à la recherche scientifique…" Devant son ordinateur, Marc Roche peste. Il saisit une prise à l’air vétuste : "Regardez, ce cablâge par exemple ! Et puis, il y a beaucoup de petites avaries techniques, qui empêchent parfois les scientifiques de prendre la mer. On ne va pas tenir longtemps avec ce bateau-là . Il mériterait d’être remplacé, vu le travail qu’il abat. Il y a bien le bateau de la Flandre, mais il répond à d’autres besoins. Moi, je ne vois pas d’autres solutions : je ne pourrais pas faire mon boulot sans le ‘Belgica’. Or, on fait de la science pragmatique, avec des implications sociétales concrètes." Ainsi, comment empêcher les entreprises d’extraire trop de sable, sans mesures exactes ? Mais le bateau, qui évolue sur les 3 450 km2 de la mer du Nord "belge", la "dixième province", sert aussi à étudier les poissons pour fixer les quotas de pêche, mesurer la qualité de l’eau, étudier l’état de la faune et la flore… Une directive européenne demande d’ailleurs aux Etats membres d’étudier l’environnement de leur espace marin.
17 heures 30. En tous cas, ce dont personne ne se plaint à bord, c’est la nourriture. Ce soir, au menu : pâtes aux courgettes et aux poivrons frais.
"Ici, il y a des gens qui mangent plus de légumes que chez eux", assure Mike, le chef coq, qui peut puiser dans les "cambuses", trois pièces aux étagères bourrées de fruits, légumes, aliments secs, viande, plats végétariens…
18 heures. Le soleil s’est désormais couché sur la mer.
"Vue depuis mon bureau", a salué le commandant, en désignant la ligne d’horizon orange vif. Certains marins sont descendus regarder la télé dans le "mess", d’autres s’attardent sur Facebook, sur l’ordinateur commun. A présent, le poste de barre est plongé dans le noir, hormis quelques lumières orange qui scintillent à droite - les bateaux attendant de rentrer au port d’Anvers - et les lueurs rouges à gauche - celles des éoliennes "off shore".
"C’est le moment où il faut aller, seul, sur la tourelle, écouteurs de musique sur les oreilles. On a alors vraiment la sensation d’avoir la tête dans les étoiles…" confie Luc, militaire et matelot de pont, qui a pris le gouvernail pour quatre heures.
J’aime ce boulot. Et s
ur ce navire scientifique, on a la sensation d’être marin avant d’être militaire…"21 h 20. Marc Roche est à nouveau à son ordinateur et y observe des images envoyées directement par le sonar. Sur l’écran, des cartes du relief du sol aux couleurs de l’arc-en-ciel s’affichent en temps réel.
"Nous sommes au-dessus du Hinderbank, banc de sable à 24 mètres sous l’eau, sous nos pieds. Voyez ces dunes, ces rides du sable. Elles sont parfaites, comme à la plage ! Je peux voir que sur ce fond, il n’y a pas eu de chalutage, ni d’extraction récente."
Mardi 25 novembre, 1 h 45. Alors que la plupart des 17 occupants du bateau dorment dans leur cabine, bercés par le roulis, une poignée d’hommes est de "quart", de garde. C’est le moment de la "Hondenwacht", le "quart du chien", "le pire du pire" entre minuit et quatre heures.
"Mais c’est aussi un moment calme, explique Rudi.
Il y a moins de travail, moins de va-et-vient. Mais pour le biorythme, c’est dur. Plus vous êtes vieux, plus vous avez du mal à vous habituer, et à récupérer." A quelques mètres, Sonia Papili est elle aussi à son poste.
"Sur le ‘Belgica’, les scientifiques doivent travailler la nuit, car il faut caser tout le programme dans une semaine. Et ils veulent travailler le plus possible, pour avoir de bonnes données !" "Fin de la ligne", lance-t-elle à Xavier, le navigateur à la barre. Le dialogue est permanent entre les scientifiques et les marins. Ici, le bateau est tenu de naviguer en ligne sur plusieurs centaines de mètres, afin que, comme une tondeuse à gazon, les sonars balayent le fond marin, avant que le bateau fasse un demi-tour pour une autre ligne.
"Pas évident, avoue Xavier,
il y a le courant et l’inertie qui dévient le bateau. Je ne dois pas m’éloigner de plus de 5 mètres de la ligne fixée. Mais là, c’est bon !" affirme-t-il, montrant les cartes de navigation complètement informatisées. Pour la science, la qualité des données dépend de la qualité de la navigation. Mais les marins ont aussi des impératifs : prendre la mer n’est jamais sans danger…
6 h 30. Avant le petit-déjeuner, c’est la douche, plutôt acrobatique quand le bateau tangue. A 8 h 45, ce sera le "touch & go", pour aller déposer et rechercher à terre d’autres scientifiques. Pas de question d’amener le Belgica lui-même à quai, les manœuvres seraient trop longues. L’alternative : le Zodiac vrombissant, où il faut sauter depuis le pont inférieur, bagages stockés dans un sac-poubelle. L’embarcation orange fend les flots jusqu’à la base de Zeebrugge, où le reste de l’équipe attend sur un ponton isolé, sac au dos. La masse blanche du "Belgica", elle, attend ses invités, toujours au large.
Sophie Devillers (lalibre.be)